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Les maraîchers du viaduc de la Corniche

politique
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Ce matin le ciel est couvert. Une brume légère s’élève sur le fleuve et brouille la vue sur l’autre rive du pool Stanley. De Kinshasa, on ne perçoit que l’ombre des tours au-dessus de la ripisylve. Malgré les nuages bas, il fait chaud et lourd. Sur la corniche, la circulation automobile est rare. Je croise plus de piétons que de véhicules. Pourtant à quelques centaines de pas de là, sur le pont entre le marché du Plateau et le mess, des files de voitures s’allongent devant les feux tricolores. Des feux qui fonctionnent aujourd’hui, ce qui laisse aux policiers chargés de réguler la circulation le loisir d’avoir le nez collé sur leur téléphone mobile.

J’enjambe le viaduc de la Corniche suspendu au-dessus de la Glacière, qui relie le centre-ville à Bacongo. En contre-bas, un lotissement de seize villas de luxe posé aux abords du fleuve. Au mi-parcours de la voie de desserte qui mène au lotissement, un ponton sur lequel est attaché un hors-bord. Ce lotissement pieds dans l’eau est une énigme. Gros œuvre et toiture achevés. Les murs d’enceinte n’attendent plus que la pose du portail et le dernier coup de peinture pour parachever ce petit coin de paradis. Un paradis tout en béton, sans un seul arbre, qui sera vite un enfer les jours de grosses canicules. Sur place, aucun ouvrier présent. Aucun engin de chantier en vue. Ni déchet ni mauvaise herbe. Tout est propre, le contraire d’un chantier laissé à l’abandon. Est-ce aux riches et heureux propriétaires de terminer les travaux ? Mystère. Le promoteur serait-il en faillite ? Autre mystère.

Dans le jargon des écologistes, ce secteur du fleuve est considéré comme une zone humide sensible, particulièrement riche pour sa biodiversité, qu’il convient de ce fait de préserver de toute construction. Mais nous sommes au Congo où les riches vivent au-dessus de la loi, tandis que pour les autres, la seule loi qui existe est celle qui t’ordonne de fermer ta gueule. La préservation de l’environnement n’intéresse personne. Pour les dignitaires du pouvoir, toujours en quête du cash à voler, c’est une aubaine pour quémander de l’argent auprès des grands pays industrialisés.

En bétonnant ces quelques hectares de zone humide jadis cultivés, le promoteur l’a tout simplement asséchée et appauvrie, sans pour autant protéger ses belles villas contre la montée des eaux du fleuve pendant la saison des pluies. J’ignore si ce promoteur fournira aussi des bottes aux futurs occupants au moment de la remise des clés. En tout cas, dans cette zone inondable, elles leurs seront bien indispensables quand bien même elles ne suffiront pas pour les protéger contre les crues.

Plus en amont et quelques mètres plus bas en aval s’étendent des cultures maraîchères. Telles des fourmis, des hommes, et surtout des femmes, s’activent autour des buttes de terre dominées par des végétaux d’un vert tendre. Je reconnais la ciboulette et le persil. D’autres rectangles semblent être en jachère ou prêts à accueillir des semis.

Ces femmes et ces hommes ont du mérite. Tête nue sous la chaleur de cette fin de matinée, certains travaillent accroupis pour épargner leur dos. Un petit groupe est assis à l’ombre d’un des rares arbres debout dans ce périmètre soumis aux caprices du fleuve. D’autres font des allers-retours entre le fleuve et les cultures un arrosoir à la main. Aucune tâche mécanisée ici. La houe, le râteau, l’arrosoir et leur main sont les seuls outils dont ils disposent. Retourner le sol, biner, semer, arroser, buter, éclaircir. Tout se fait à la force du poignet comme au temps de nos ancêtres.

Combien d’allers-retours entre le fleuve et les cultures sous ce cagnard leur faut-il pour produire un kilo de tomates ? Les voir s’échiner ainsi pour des rendements aussi faibles et des revenus misérables est à pleurer. L’irrigation, une technique vieille de plus de deux mille ans, ils ne connaissent toujours pas. Pailler les cultures pour limiter l’évaporation des plantes et réduire le temps consacré à l’arrosage ne leur parle pas. Et pourtant, à quelques pas du fleuve, la réalisation d’un petit canal de quelques centaines de mètres de long serait un progrès immense pour améliorer à la fois leurs conditions de travail, et surtout, accroitre la surface à cultiver, les rendements et les revenus. Au regard de nos connaissances d’aujourd’hui, un projet pas vraiment titanesque. Mais qui pourrait bien leur en souffler l’idée ? La ville de Brazzaville et le ministère de l’agriculture sont aux abonnés absents. Aux habitudes, qui ont la vie dure, s’ajoutent l’ignorance des cultivateurs et l’indifférence des pouvoirs publics. Un maraîcher qui me parlait de son activité me fera part d’un autre fléau qui sévit à Brazzaville en ce moment : le vol des récoltes. Les personnes affamées n’ont rien trouvé de mieux que d’aller se servir la nuit chez les maraîchers des abords du fleuve pour survivre.

La coexistence entre ce lotissement luxueux en panne d’un côté, et de l’autre ces lopins de terre sur lesquels s’épuisent des maraîchers condamnés à la misère, fournit une photographie fidèle du Congo d’aujourd’hui. Une petite minorité de riches barricadée dans son ghetto surmonté de hauts murs d’enceinte, qui vit hors sol. Et l’immense majorité de nos compatriotes pour qui chaque jour est un immense combat pour ne pas mourir de faim. Entre les deux, un abîme. Celui de l’injustice sans fin et des inégalités croissantes entretenu par un pouvoir corrompu. 

Musi Kanda

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